« La Méthode Jean Monnet »


La capacité de Jean Monnet à transformer le cours de l’histoire, à changer le cours des évènements sans faire usage d’un pouvoir formel, s’est confirmée à maintes reprises au cours des soixante ans qu’a duré son action. Si Jean Monnet n’a jamais théorisé ni même formulé de « méthode Monnet », on peut identifier à partir des évènements et de ses écrits (Mémoires, notes rose, discours), les ressorts fondamentaux de sa méthode d’action et de sa méthode d’intégration communautaire.


1- ACTION PERSONNELLE


Jean Monnet s’est forgé tôt une conviction forte sur la meilleure façon pour lui de provoquer les changements qui lui semblaient nécessaires.  De cette conviction il a tiré quelques règles qui ont guidé son action.  Fondamentalement, Jean Monnet se conçoit lui-même (son corps comme son esprit) comme un outil au service de la mission qu’il s’est donnée.  Un outil à préserver, entrainer et améliorer constamment.  L’efficacité personnelle de Jean Monnet part donc d’une grande connaissance de soi. 

  • Réflexion, nécessité et action 

Réflexion et action ne peuvent pas être dissociés.  Confronté à une situation, Jean Monnet se forge par une réflexion intense une intime conviction de ce qui doit être fait (« la nécessité ») à partir de laquelle il ne peut qu’agir.

« Très tôt j’ai eu l’intuition qui m’est devenu une règle que la réflexion et l’action ne pouvaient pas être dissociés »

« Je ne m’interroge pas sur la nécessité de faire ceci ou cela – c’est la nécessité qui me conduit à faire quelque chose qui n’est plus un choix dés l’instant où je le vois clairement »

  • Concentration et détermination

Dés lors que la nécessité de l’action s’impose à Monnet, il se concentre sans partage sur son objectif auquel tout est subordonné.  Le point précis sur lequel doit porter l’action est sélectionné pour son pouvoir d’entrainement, de changement.

« Tout devient possible si l’on sait se concentrer sur un point précis qui entraîne les reste »

« Il n’y a pas de limites, sinon celles de la résistance physique, à l’attention que l’on doit porter à ce qu’on fait si l’on veut réellement aboutir »

  • La force des idées simples

Jean Monnet prend le temps de formuler simplement et avec force des idées complexes.  Lorsqu’il s’est convaincu lui-même de la voie à suivre et qu’il a trouvé les mots justes pour l’expliquer et convaincre ses interlocuteurs, il les répète inlassablement jusqu’à être entendu.  

« Au terme de ma réflexion, j’étais assez convaincu moi-même pour être assuré de convaincre »

« Je ne crains pas de me répéter lorsque je suis arrivé à une conviction que je veux transmettre – de répéter les mêmes idées avec les mêmes mots et des idées en petit nombre, simples en apparence »

  • Effacement et désintéressement

Jean Monnet ne pense pas avoir les qualités ou les défauts qu’il considère inhérents à l’exercice du pouvoir politique : il n’a pas de qualité d’orateur, n’a pas besoin de reconnaissance publique, et souhaite concentrer son action sur l’avenir.  En revanche, il a un grand pouvoir de conviction et il sait identifier les relais de pouvoir, les personnalités à influencer pour faire aboutir ses idées.  C’est ainsi qu’il a échappé à l’usure de l’exercice du pouvoir politique et exercé son influence sur plusieurs générations de décideurs en Europe et aux Etats-Unis.

« J’avais mieux à faire que de chercher à exercer moi-même le pouvoir : mon rôle n’était-il pas depuis longtemps déjà d’influencer ceux qui le détiennent et de veiller à ce qu’ils s’en servissent au moment utile ? » 

« Je n’ai aucun goût pour l’ombre mais si c’est au prix de l’effacement que je puis mieux faire aboutir les choses, alors je choisis l’ombre ».

  • Transgression des hiérarchies

Le mode d’action et d’influence de Jean Monnet ne  s’accommode pas bien des règles hiérarchiques et protocolaires.  Pour lui, la mission à accomplir et la règle d’efficacité priment sur tout considération personnelle ou hiérarchique.  On l’a observé en France en 1914, pendant la second guerre mondiale à Washington, ou encore pendant l’épisode du plan.

« Aucun [politique] ne trouva jamais tout à fait naturelle ma méthode de travail qui transgresse les hiérarchies et bouscule les routines lorsqu’il le faut.  Or, il le faut dans les circonstances de crise où la nécessité nous presse d’intervenir » 

« Il ne m’était pas naturel de respecter pour elle-même l’autorité établie »

  • Sens du temps et du moment 

Jean Monnet est patient par nature et par formation. Le négoce des eaux de vie lui a appris qu’il faut savoir attendre le bon moment pour agir, lorsque l’environnement et les états d’esprits sont propices au changement.  Au-delà du point sur lequel faire porter l’action et des hommes à influencer, le choix du moment est un facteur essentiel de l’efficacité de Monnet. Les crises présentent souvent des opportunités d’action. Encore faut-il s’y être longuement préparé.

« Il n’y a pas d’idée prématurée, il y a des moments opportuns qu’il faut savoir attendre »

« La vie est généreuse en occasions d’agir, mais il faut s’y être préparé longtemps par la réflexion pour les reconnaitre et les utiliser lorsqu’elles surviennent »

« Tout est possible dans les moments exceptionnels, à condition que l’on soit prêt, que l’on ait un projet clair à l’instant où tout est confus »


2- ACTION COLLECTIVE


Lorsque dans ses « Mémoires », Jean Monnet s’interroge sur les constantes de son action, il remarque : « Des situations de même nature ont provoqué en moi, à différentes époques, les mêmes réflexes qui s’exprimaient naturellement dans les mêmes formules : « unité de vue et d’action », « conception d’ensemble », « mise en commun de ressources ».  Des Comités interalliés de 1917 au Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe dirigé par Monnet jusqu’en 1975, en passant par le programme d’armement allié, le plan de modernisation et bien sûr la CECA, on retrouve les éléments constants d’une méthode d’action collective que Jean Monnet a constamment appliquée et perfectionnée.

  • Etablir une réalité partagée

Pour déclencher le changement, provoquer l’action, il faut mettre en évidence la nécessité car les décideurs n’agissent que devant la nécessité.  Cette nécessité est mise en évidence par l’établissement d’une réalité commune, un diagnostic partagé et incontestable.  C’est sur ces diagnostics, souvent chiffrés sous forme de bilans (« Balance Sheets ») que s’est appuyé Monnet à chaque moment important de son action pour convaincre de la nécessité d’agir et des ressources à mobiliser.

« Les balance Sheets établissant un bilan des besoins et des ressources sont les jalons de mon action (…) Chaque fois, la nécessité d’une forme d’action appropriée en découlera d’elle-même »

« La confiance s’établit naturellement entre les Hommes qui ont pris une vue commune du problème à résoudre »

  • Faire émerger l’intérêt commun

L’action collective n’est pas naturelle aux décideurs qui sont habitués à défendre les intérêts qu’ils représentent.   Pour qu’ils changent d’attitude et travaillent ensemble dans une même direction, il faut faire émerger leur intérêt commun, modifier le contexte psychologique dans lequel ils se trouvent.  C’est ce que Monnet a fait en faisant collaborer patronat et syndicat au plan, ou encore français et allemands à la CECA.

« Convaincre les hommes de parler entre eux, c’est le plus qu’on puisse faire pour la paix (…) Cela implique que tous s’attachent à rechercher l’intérêt qui leur est commun. Cette méthode n’est pas naturelle aux hommes qui se rencontrent pour traiter des problèmes nés précisément des contradictions d’intérêt entre les Etats nationaux.  Il faut les amener à la comprendre et à l’appliquer ». 

« Des transformations psychologiques considérables, que certains cherchent à travers des souverainetés violentes, peuvent intervenir très pacifiquement si l’on oriente l’esprit des hommes vers le point où leurs intérêts convergent ».

  • Organiser l’action collective

L’union des Hommes et l’organisation de l’action collective sont les grandes constantes dans l’action de Jean Monnet.  De la mise en commun des achats de blé ou des flottes commerciales alliées pendant la première guerre, à la proposition d’union franco-anglaise ou la mise en commun du charbon et de l’acier allemand, Monnet a constamment organisé la mutualisation des ressources et l’action collective pour plus d’efficacité.

« Il n’y a que des évènements, ce qui compte est de s’en servir en fonction d’un objectif.  Le mien était l’action commune. Je souhaitais en montrer la voie et les moyens aux hommes jeunes qui cherchent à rendre leur vie utile aux autres ».

« C’est seulement quand j’ai été incité par mes amis ou par les journalistes à expliquer le sens de mon travail que j’ai pris conscience que j’avais toujours été poussé vers l’union, vers l’action collective ». 

  • Egalité, confiance et sincérité

Il n’y a pas d’union possible là où règnent l’esprit de supériorité ou la volonté d’imposer.   Chacun doit venir avec une sincère volonté de trouver un terrain d’entente et non l’objectif de négocier un avantage particulier.  Cela nécessité que tous acceptent le principe d’égalité entre les parties et qu’aucun n’essaie d’imposer sa supériorité.  C’est à ce prix que se crée la confiance.

« Du jour où je me suis occupé d’affaires publiques, j’ai compris que l’égalité était absolument essentielle dans les rapports entre les peuples comme entre les Hommes »

« Lorsque le problème devient le même pour tous, et que tous ont le même intérêt à sa solution, les différences, les soupçons s’effacent, et alors souvent l’amitié s’installe ».


3 – MÉTHODE D’INTÉGRATION COMMUNAUTAIRE


Jean Monnet en a fait l’expérience : l’union n’est pas naturelle aux Hommes.  Si elle peut s’imposer en période de crise sous l’empire de la nécessité, elle doit être pérennisée et organisé par le droit et les institutions.   Les institutions, si elles sont bien conçues, permettent aussi d’accumuler la sagesse des générations successives.  « Les hommes passent, d’autres viendront qui nous remplaceront.  Ce que nous pouvons leur laisser, ce ne sera pas notre expérience personnelle qui disparaitra avec nous ; ce que nous pouvons leur laisser, ce sont des institutions ».

  • Les solidarités de fait

L’union et l’action collective sont rendues possibles par la création d’intérêts commun entre les peuples, qui a leur tour engendrent un sentiment de solidarité et d’interdépendance.  Ces « solidarités de fait » sont gérées par des institutions communes en charge de l’intérêt commun européen.  C’est le principe qui sous-tend la mise en commun du charbon et de l’acier, Euratom, le projet avorté de Communauté Européenne de Défense, le marché commun ou la monnaie unique.   En élargissant progressivement le champ des biens communs gérés par des institutions communes, on progresse vers une union toujours plus étroite entre les peuples.

«  Notre approche partait de créations limitées, instituant des solidarités de fait dont le développement progressif aboutirait plus tard à la fédération »

« La Communauté avait un objet limité aux solidarités inscrites dans les traités, et nous avions toujours pensé que ces solidarités en appelleraient d’autres et de proche en proche entraineraient l’intégration la plus large des activités humaines (…) »

  • Les délégations de souveraineté 

La délégation librement consentie par les Etats de leur souveraineté dans des domaines limités à des institutions communes est le principe fondamental du fonctionnement des institutions européennes.   Cette délégation ne signifie pas pour Monnet de perte de souveraineté pour les Etats, mais un exercice commun de celle-ci dans des domaines donnés.  Monnet conçoit la souveraineté comme un mélange d’autorité et de capacité d’action.  Ainsi, pour les Etats, déléguer leur souveraineté pour regagner ensemble de la capacité d’action constitue de fait un gain de souveraineté.

« Le principe fondamental [de la CECA] est la délégation de souveraineté dans un domaine limité mais décisif (…). Ce qu’il faut chercher c’est une fusion des intérêts des peuples européens et non seulement le maintien de l’équilibre de ces intérêts »

« Le seul remède efficace [aux rivalités nationales] était de changer de contexte, de créer une souveraineté plus large dans laquelle l’objet de la rivalité devenait commun ».  

« Il faudra longtemps encore – montrer que la souveraineté dépérit quand on la fige dans les formes du passé.  Pour qu’elle vive, il est nécessaire de la transférer, à mesure que les cadres de l’action s’épanouissent, dans un espace plus grand où elle se fusionne avec d’autres appelées à la même évolution.  Aucune ne se perd dans se transfert, toutes se retrouvent au contraire renforcées ».  

  • La méthode communautaire

La « méthode communautaire », inventée pour la communauté du charbon et de l’acier, est un système de décision original qui articule la recherche de l’intérêt général européen – dans des domaines spécifiques – par un organe exécutif européen (la Haute Autorité pour la CECA, la Commission aujourd’hui), et l’exercice des prérogatives nationale par les Etats.  Cette méthode est basée sur la recherche d’efficacité, le principe en étant que les questions doivent être traitées au niveau le plus efficace compte tenu de leur nature.   C’est encore le principe qui s’applique aujourd’hui.

« [La méthode d’action communautaire], après une période de tâtonnement, est devenue un dialogue permanent entre un organisme européen responsable de proposer des solutions aux problèmes communs et les gouvernements nationaux qui expriment les points de vue nationaux. (…) Cette méthode est le véritable fédérateur de l’Europe ».

« La caractéristique de la méthode que nous suivons en Europe, c’est de mettre en commun les ressources de nos pays, c’est d’avoir établi des institutions communes auxquelles ont été consentis par les parlements nationaux des transferts de souveraineté et accordés des pouvoirs de décision; c’est d’agir suivant des règles communes s’appliquant à tous sans discrimination ».

Pour en savoir plus :