Les problèmes que nos pays doivent résoudre ne sont pas les mêmes qu’en 1950. Mais la méthode reste la même : un transfert de souveraineté vers des institutions communes, une règle de majorité et une approche commune pour trouver une solution aux problèmes sont la seule réponse dans notre état actuel de crise».

La méthode de Jean Monnet

Beaucoup verraient cette citation comme s’appliquant parfaitement à la situation actuelle, alors qu’aucun pays ne peut réalistiquement espérer relever seul les défis auxquels nos gouvernements sont confrontés. Ces paroles cependant ont été prononcées par Jean Monnet en 1974. Jean Monnet a marqué son temps par ses extraordinaires accomplissements certes, mais aussi, parce qu’il a développé une méthode de gouvernement dont l’efficacité s’étend au-delà des circonstances particulières dans lesquelles il a vécu. Sa méthode était applicable aux circonstances de 1950, comme elle l’était aux problèmes de 1974 et l’est encore aujourd’hui.

Certains aspects de cette méthode restent éminemment pertinents et peuvent encore guider notre action en Europe aujourd’hui pour progresser sur la voie d’une intégration réussie : son accent sur l’efficacité et sur la subsidiarité, son sens de l’orientation et enfin son souci de soutien démocratique.

L’objectif fondamental de Monnet était de remettre les gouvernements en mesure de s’acquitter de leur mission de base – assurer la sécurité, la liberté et créer les conditions de la prospérité de leurs peuples – alors même qu’ils étaient confrontés à des défis qui dépassaient leur propre capacité d’action.

Le souci d’efficacité de Monnet l’a naturellement éloigné des solutions intergouvernementales qui avaient jusqu’alors dominé les relations internationales et qui avaient échoué sous ses yeux de façon spectaculaire entre les deux guerres. Il a proposé, pour la première fois, un modèle supranational recherchant l’intérêt commun. Comme il l’a écrit, « la coopération entre les nations, aussi importante soit-elle, ne résout rien. Ce qu’il faut rechercher, c’est une fusion des intérêts des citoyens européens, et pas seulement la préservation d’un équilibre entre ces intérêts ».

C’est ainsi que Jean Monnet a promu une nouvelle méthode de prise de décision basée sur des institutions communes et prenant ses décisions selon la règle de la majorité. Les raisons en étaient simples : des institutions fonctionnant ainsi pourraient non seulement exécuter et décider dans l’intérêt commun, mais aussi produire des économies d’échelle grâce à la mise en commun des ressources, augmentant ainsi l’efficacité de l’élaboration des politiques.

Ainsi, Jean Monnet approchait la question la souveraineté de façon essentiellement positive, c’est-à-dire pas en termes de droits normatifs mais en termes de pouvoir et d’efficacité. Si la mise en commun par les Etats d’une part de leur souveraineté au sein d’un organe supranational était le meilleur moyen d’assurer la paix, la richesse et la sécurité des peuples, alors cette mise en commun ne relevait pas d’une perte de souveraineté mais au contraire d’une extension de souveraineté permettant de l’exercer efficacement en commun.
Cependant, Monnet tenait à ce que ces transferts de souveraineté dans des domaines spécifiques soient perçus comme légitimes par les peuples. Pour cela, ils devaient être considérés comme efficaces, effectués sous contrôle démocratique, et se concentrer sur les domaines où le besoin est immédiat et où ils sont à même de renforcer les politiques gouvernementales ou intergouvernementales existantes. Jean Monnet a donc délibérément opté pour une approche progressive basée sur le principe de subsidiarité – ce qu’il a appelé « des initiatives dans un domaine limité, mais décisif ».

Ce pragmatisme de Jean Monnet n’équivaut pas à une approche aléatoire de l’intégration européenne. Il a au contraire fait valoir qu’il était essentiel pour l’Europe d’avoir un un sens clair de sa direction, de sa trajectoire globale, insistant sur le fait que « la route que nous empruntons est moins importante que la direction dans laquelle nous nous dirigeons ». Le fait que l’union ait commencé dans le domaine limité de la coopération économique – le charbon et l’acier – ne signifie pas qu’elle n’était pas destinée à être une union politique. Pour Monnet, l’intégration économique a toujours été un fondement de l’union politique, le marché unique menant à la union monétaire et enfin à une union politique.

Ainsi, Jean Monnet a dés le début affirmé la nature politique du projet européen et, par conséquent, l’importance du fondement démocratique de ses institutions – en insistant pour que le nouvel exécutif paneuropéen soit soumis au double contrôle d’une assemblée parlementaire et d’une cour de justice à part entière. Il a même préconisé que les nouvelles institutions aient la « transparence d’une maison de verre ».

Depuis, la méthode Monnet de prise de décision commune au sein des institutions communes s’est répandue dans plusieurs domaines en Europe. Un nombre croissant de pays ont mis en commun leur souveraineté dans un large éventail de domaines. Les contrôles démocratiques se sont renforcés parallèlement, notamment grâce au rôle du Parlement européen.

Mais qu’en est-il de la pertinence de la méthode Monnet aujourd’hui ? Si la guerre en Europe est maintenant impensable, la collaboration au sein d’institutions communes reste-t-elle la meilleure approche compte tenu de la nature des défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés ?

Force est de constater que la logique de Monnet en faveur d’une action commune – rendre les États plus efficaces dans l’exécution de leurs tâches – est plus nécessaire et plus pertinente qu’elle ne l’était à l’époque de Monnet, et ce pour trois raisons principales :

Le déclin relatif du poids des pays européens dans les affaires mondiales justifie une action commune. Si en 1954, Monnet écrivait que « nos pays sont devenus trop petits pour le monde d’aujourd’hui, face à L’Amérique et la Russie d’aujourd’hui et la Chine et l’Inde de demain », ce constat reste a fortiori vrai aujourd’hui alors que le poids de l’Europe dans le monde n’a cessé de diminuer. Il est donc devenu encore plus important que les pays européens soient en mesure de mettre en commun leurs ressources et d’exploiter les économies d’échelle.
L’évolution de la structure des relations internationales liées à la technologie et à l’environnement a érodé la pertinence des frontières physiques. Les retombées du changement climatique, l’impact sur les gouvernements d’un capital de plus en plus mobile, les menaces terroristes qui transcendent les frontières physiques et virtuelles, sont autant de domaines dans lesquels les gouvernements ne peuvent agir efficacement qu’en agissant ensemble.

Enfin, l’Europe est éminemment dépendante du commerce mondial, les deux tiers des importations de l’UE étant constitués de matières premières, des biens intermédiaires et des composants nécessaires aux processus de production des entreprises. Là encore, nous sommes plus forts et efficaces ensemble : au niveau européen, parce que nous pouvons générer plus de richesses grâce à un marché profond et intégré, tout en mettant en place des arrangements pour contenir les retombées indésirables et tempérer certaines des conséquences redistributives de la transparence; et au niveau mondial, parce que notre grand marché unique nous donne une plus grande influence dans l’établissement de règles mondiales. Le fait est que l’UE a – à travers la commission de Bruxelles – une grande influence sur les règles mondiales dans toute une série de domaines, tels que l’alimentation, les produits chimiques et la protection de la vie privée, et exporte ainsi ses valeurs.

La démonstration est claire: dans un monde où la taille relative de l’Europe diminue et où la technologie, l’environnement et le marché imprègnent les frontières nationales, les arguments en faveur d’une action commune pour regagner de la souveraineté sont plus forts que jamais. Si l’action européenne s’est tellement développée depuis l’époque de Monnet, c’est précisément parce qu’elle correspondait à une nécessité. Et à la lumière des nouveaux défis auxquels nous sommes confrontés, agir ensemble en tant qu’union reste essentiel pour servir le véritable intérêt des citoyens.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à des défis qui ne peuvent être relevés que par des pays d’Europe agissant ensemble. Il ne fait aucun doute que, dans des domaines spécifiques, la méthode Monnet a permis aux gouvernements européens de prendre le contrôle des événements et exercer une souveraineté effective, et que le nombre de domaines nécessitant une telle approche ne fera qu’augmenter dans le futur.

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