Pour une redécouverte de notre méthode d’action, la méthode communautaire

CECA, Luxembourg 1953

C’est une évidence, le futur appartient à ceux qui savent unir les hommes ; aucun homme, aucune nation, aucune communauté n’est capable de faire face seule aux grands défis économiques, sociaux, environnementaux auxquels l’humanité est confrontée. Paradoxalement, devant ces défis communs, c’est un réflexe de défiance, de repli identitaire, d’égoïsme national qui partout gagne du terrain.

Il existe pourtant une méthode d’action qui s’est illustrée dans les moments les plus sombres de notre histoire, qui a redonné espoir aux Européens lorsque ceux-ci semblaient condamnés à s’affronter jusqu’à l’autodestruction. Une méthode qui a apporté et continue d’apporter des réponses pratiques à nos problèmes et à nos crises sans avoir jamais été théorisée.

Cette méthode, qui doit être pleinement redécouverte car elle répond aux défis d’aujourd’hui, c’est la méthode d’action communautaire.

Aux origines : Reconstruire et réinventer dans l’effondrement

Nous sommes au lendemain de la seconde guerre. Les nations européennes se sont mutuellement détruites. Pour la deuxième fois en trente ans, tout ce qu’il y avait de jeune, de dynamique et de nouveau en Europe, et même au-delà, a été mobilisé pour désunir, casser, massacrer. Nos énergies infinies ont produit des catastrophes sans fin.

Il est urgent de changer de cap. Reconstruire durablement implique de construire ensemble. Mais comment s’y prendre ? À la sortie des guerres mondiales, les États-nations européens sont au bord de l’effondrement, en proie à une situation de blocage sans précédent. La France est affaiblie, l’Allemagne est humiliée ; il faut reconstruire sur de nouvelles bases, réinventer les liens qui uniront demain les ennemis d’hier, éliminer les tentations de domination et permettre aux pays européens de reprendre leur destin en main.

Jean Monnet a une conviction

Un homme a une conviction profonde : pour garantir un futur de paix et de prospérité aux peuples européens, il faut à tout prix les unir. En liant nos destins, nous ferons plus que restaurer nos identités nationales : nous gagnerons ensemble une capacité d’action qu’aucun de nous ne pourrait espérer acquérir seul.

Sa conviction n’est pas morale, religieuse ou abstraite, elle est tout entière dirigée vers l’efficacité. Jean Monnet est tout sauf un intellectuel. Sa quête n’est pas idéologique, spirituelle ou mystique. Ce qu’il cherche est du côté de l’action. Il ne pense pas que l’on puisse changer la nature des hommes, mais il est convaincu qu’en « modifiant le contexte dans lequel ils agissent on peut les amener à se comporter différemment les uns vis-à-vis des autres. »

Principes d’une méthode

Il faut unir les peuples, donc, mais pas n’importe comment.

Si cette union veut durer, elle ne peut pas dépendre uniquement de la bonne volonté des dirigeants du moment. Si elle veut être forte, elle doit se protéger de toute tentation de domination d’une nation sur les autres. Si elle veut se projeter dans le futur, elle doit être fondée sur un principe d’égalité car la reconnaissance mutuelle est la condition du succès de tout travail en commun. Si elle veut réussir, elle doit être guidée par un souci pragmatique d’efficacité car sa principale raison d’être est de mieux faire ensemble que seuls. Enfin, si elle veut être efficace, elle doit être consentie, donc absolument démocratique.

Trois principes sous-tendent ainsi cette méthode d’union dans l’action, qui en font l’originalité et la force : vision d’union, efficacité dans l’action, et légitimité démocratique. C’est autour de ces principes simples que Jean Monnet propose en 1950 une manière révolutionnaire d’unir les hommes et de faire agir les nations ensemble.

Cette méthode, Jean Monnet ne la théorise pas. Elle repose sur une intuition fondamentale et sur près de quarante ans d’expérience de l’action internationale. L’intuition fondamentale, c’est que sans union des peuples européens, il n’y aura pour l’Europe qu’aventure et déclin. L’expérience, c’est d’abord que lorsque les hommes travaillent ensemble à un but commun bien identifié, ils dépassent leur diversité et leurs intérêts propres. C’est ensuite qu’il faut, pour pérenniser l’action commune, l’organiser à travers une autorité politique légitime et indépendante capable de garder le cap sur l’intérêt commun.

Le moteur et l’essence de la construction européenne

Ces principes simples mais puissants ont conditionné l’histoire de la construction européenne et défini les moments clé de notre roman communautaire, de la naissance de la CECA et de la Haute Autorité – dont les membres s’engageaient formellement à ne pas représenter leur intérêt national mais à défendre l’intérêt commun de la Communauté – aux traités de Rome instituant les communautés européenne, à l’Acte unique, au traité de Maastricht et enfin à l’Union européenne.

Notre histoire communautaire commence réellement lorsque Jean Monnet propose cette nouvelle méthode d’action à Robert Schuman avec la création de la communauté charbon acier et de ses institutions. Par celles-ci, les moyens historiques de domination des pays participant deviennent « bien collectif » et les ressources communes ainsi mutualisées sont gérées de façon efficaces dans l’intérêt de tous.

C’est aussi, et surtout, une vision d’union qui sous-tend ce premier projet de communauté, cette première réalisation concrète de l’Europe unie. Cette vision est exprimée clairement dans la note de Jean Monnet reprise par Robert Schuman dans sa fameuse déclaration au Salon de l’Horloge le 9 mai 1950 : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. » Simple et limpide.

À ce jour, la CECA reste la mise en œuvre la plus « pure » de la méthode d’action communautaire : six États, tous très différents mais avec la volonté politique de regarder au-delà de leurs différends pour mettre en commun leurs intérêts créent la première structure véritablement transnationale de l’histoire. Ils décident de déléguer à une Haute Autorité indépendante un pouvoir réel, décisif même, de proposition et d’organisation par des règles ratifiées par le pouvoir politique.

Une véritable révolution

Ce que propose Monnet est, dans le domaine politique, une révolution copernicienne.

Historiquement, depuis les traités de Westphalie, les relations diplomatiques sont régies par le principe inaliénable de la souveraineté absolue des États. La conséquence logique, dans la décision collective, est l’exigence d’unanimité et les blocages qui accompagnent l’usage du véto. Jean Monnet, avait fait le constat à la Société des Nations de l’incapacité de ce système à régler les problèmes dans un monde interdépendant : « le véto est la cause profonde et à la fois le symbole de l’impuissance à dépasser les égoïsmes nationaux ». C’est donc pour sortir de l’impasse de ces égoïsmes nationaux – que les États d’Europe affaiblis ne peuvent plus se permettre – qu’il propose une nouvelle manière de « faire communauté ».

Ce que Jean Monnet perçoit est décisif : il existe un moyen pour les États d’user de leur propre souveraineté pour traiter en commun les problèmes qui les hantent. Cette proposition méthodologique de mise en commun de souveraineté dans des domaines d’action précis, assortie d’une volonté politique d’exercer cette souveraineté en commun dans l’intérêt de tous, n’a plus rien aujourd’hui de révolutionnaire. À l’époque, elle renverse une logique bien établie. En réfléchissant en termes d’intérêt commun et non plus individuel, Jean Monnet « renverse la table ».

Il synthétisera ce renversement dans l’une de ses formules les plus célèbres : « Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes. »

Une méthode qui marche

Depuis plus de soixante-dix ans, la méthode communautaire a changé nos vies – du poêle à charbon aux Euros.

Dans l’effondrement des années 1940, les pays européens n’étaient plus – de fait – pleinement souverains, dans le sens où ils avaient perdu une grande part de leur indépendance et de leur capacité d’action. Quelques années plus tard, ces mêmes pays avaient recouvré un pouvoir d’action et inventé une nouvelle forme de souveraineté commune.

Ce n’est pas un tour de magie, encore moins de la rhétorique. Dans l’action communautaire, les États conservent tout leur pouvoir de décision en laissant à une entité commune le monopole de la proposition. Comme l’exprimait Jean Monnet, « La méthode d’action communautaire est un dialogue permanent entre un organisme européen responsable de proposer des solutions aux problèmes communs et les gouvernements nationaux qui expriment les points de vue nationaux. » 

C’est ce grand partage, ce dialogue permanent entre la proposition et la décision qui sont au cœur de la dynamique européenne. C’est grâce à cet équilibre robuste que cet ensemble est capable de produire du droit supranational dans des domaines très ciblés, avec un pacte et un mandat très clair. Jusqu’à aujourd’hui, après un certain nombre d’évolutions et d’hybridations, c’est toujours cet équilibre institutionnel qui régit les relations entre les différents organes de notre Union européenne.

Une méthode pour demain

Comment se fait-il donc que la méthode communautaire et le projet européen qu’elle porte soient encore contestés ? Quel est le futur de la méthode communautaire ? Comment peut-on la rendre utile aujourd’hui et demain ?

Ceux qui critiquent la méthode communautaire prétendent qu’elle nous aurait, à la longue, affaiblis en nous subtilisant nos attributions souveraines. N’ayons pas peur des mots. Les auto-proclamés « souverainistes » ont trop vite fait d’usurper les mots de  « souveraineté »,  « intérêt général » ou de « volonté populaire ». Selon eux, la méthode communautaire serait une « trappe à souveraineté ». En réalité, il n’en est rien.

L’histoire nous montre que l’union est un accélérateur de puissance et de souveraineté. Sa raison d’être est l’efficacité : c’est elle qui permet aux Européens de mieux se protéger et de se projeter vers leur avenir. Pour contrôler notre destin, nous devons être unis. C’était vrai hier comme c’est vrai aujourd’hui.

Qui peut penser qu’une Europe désunie saura peser dans l’affrontement titanesque qui s’annonce entre les Etats-Unis et la Chine ? Qui mieux qu’une Europe unie peut se faire le promoteur des valeurs démocratiques et peser sur les choix énergétiques et environnementaux du monde ?

Dans notre quotidien immédiat, comment les Européens auraient-ils pu soutenir l’Ukraine en guerre ou se faire vacciner sans l’action commune et décisive de l’Union ? Comment les pays de l’Union auraient-ils pu – seuls – mobiliser les ressources nécessaires à la relance dans les conditions dans lesquelles l’Union a pu le faire ?

C’est la méthode communautaire de mise en commun de compétences et de ressources dans des domaines déterminés, et de dialogue permanent entre l’Union et les États souverains qui a permis et permettra aux nations d’Europe et aux Européens de contrôler leur destin et de peser sur le cours de l’Histoire. La méthode communautaire, loin de mener à la disparition des souverainetés nationales, est la clé de la restauration commune de celles-ci.

Où et comment l’appliquer pour en retrouver toute la force ?

Soixante-dix ans après la communauté charbon acier, la nécessité de canaliser le potentiel des États souverains pour construire une puissance européenne est plus aigüe que jamais. Il nous faut impérativement renouer avec l’enseignement pratique de Jean Monnet. Une de ses grandes forces était de discerner avec une intuition étonnante ces domaines « restreints mais décisifs » sur lesquels concentrer l’action commune.

Aujourd’hui, il nous faut retrouver ce discernement, répéter ce geste. Dans quels domaines décisifs la méthode communautaire peut et doit être appliquée efficacement? Entre institutionnalisation des coopérations techniques, mise en commun de certaines compétences régaliennes, ou coopérations fondées sur la performance économique des nations, comment identifier les champs d’action les plus utiles et efficaces de la méthode communautaire ?

Pour revenir aux impératifs de légitimité démocratique, comment régler aujourd’hui au mieux ce « dialogue permanent » entre l’Union et les gouvernements nationaux, et comment renforcer l’adhésion des Européens à un projet qui en définitive est leur seule chance d’avenir ?

Aujourd’hui c’est à nous, Européens, d’agir avec résolution. Pour reprendre le flambeau des pères fondateurs, nous devons développer une pensée claire sur la nécessité et les moyens de recouvrer dans l’union une capacité d’action.

La méthode d’action communautaire offre des solutions souples et efficaces pour structurer la paix et la prospérité par l’union entre les peuples sans nier leurs particularismes ni la richesse de leur diversité. Il faut dépasser les caricatures et les discours démagogiques pour en comprendre les ressorts et en découvrir la force, avec pragmatisme et réalisme.

L’alternative, c’est le repli sur soi et le retour aux réflexes égoïstes du passé. C’est le renoncement des Européens à peser sur le cours de l’Histoire et l’avenir du monde. Et c’est en réalité le déclin inéluctable des nations européennes que certains croient menacées par le projet Européen quand celui-ci est précisément leur seul salut.

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